|
Dr Réginald Boulos |
Reginald Boulos est né à New York le 3 mars 1956 et baptisé à Pétion-ville le 17 mars de la même année. Il obtient son diplôme de médecine en 1981 de la faculté de médecine de l’Université d’État d’Haïti. L’année suivante, il décroche une maîtrise en santé publique et médecine tropicale à l’École de Santé Publique de l’Université de Tulane à la Nouvelle Orléans. En 1993, il reçoit un certificat en gestion pour les cadres supérieurs de l’école de management du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Dr. Reginald Boulos a,collaboré avec l’université John Hopkins de Baltimore à des recherches sur la rougeole, l’infection au VIH, l’allaitement maternel et la vaccination des enfants. Il a publié plus de 25 articles dans des revues médicales américaines avec ses collègues de l’université de Baltimore où il a occupé pendant plusieurs années le poste de professeur adjoint de santé communautaire. En 1996, il quitte la pratique médicale pour s’investir dans les affaires. Ainsi il met en place en 1996, avec d’autres investisseurs, la Banque Intercontinentale et, en 1998, devenu Président de la banque, il négocie sa vente à la SOGEBANK. En 2003, il restructure l’un des plus anciens quotidiens du pays, Le Nouveau Matin. Depuis 1997, il gère Delimart, une chaîne de supermarchés et Autoplaza, un concessionnaire automobile. Dr. Reginald Boulos est un ancien président de la Chambre de Commerce et d’Industries d’Haïti et est considéré comme le fondateur du Forum Économique du Secteur Privé dont il a été le premier coordonnateur.
L’INTERVIEW
En tant qu’entrepreneur, comment vous sentez-vous par rapport à la stagnation de l’économie?
« Le premier mot qu’on pourrait dire, c’est décourageant. Parce que la stagnation de l’économie du pays n’est pas le résultat principal de mauvaises politiques économiques, mais plutôt le résultat de l’instabilité politique chronique des quarante dernières années. Nous sommes tributaires de l’absence de structures et d’institutions. L’autre jour, je lisais un article d’un professeur en psychologie de Columbia University, Andrew Solomon, qui disait que l’on fait erreur quand on pense qu’on peut créer une nation démocratique du jour au lendemain. Parce que, le réflexe humain n’est pas dans la construction, elle est dans la violence et dans la destruction. Je crois que c’est ce qu’on vit dans ce pays, comme en Syrie, en Libye et en Irak. C’est ce qu’on vit dans tous les pays où la communauté internationale a pensé, que du jour au lendemain, elle pouvait instituer un État complètement démocratique alors que la culture n’y est pas. »
« Parce que la stagnation de l’économie du pays n’est pas le résultat principal de mauvaises politiques économiques, mais plutôt le résultat de l’instabilité politique chronique des quarante dernières années »
En parlant de pauvreté, est ce que vous êtes confortable, puisque malgré tout, vous multipliez vos investissements dans un univers qui n’est pas vraiment propice aux investissements ?
« Je suis un homme d’affaires haïtien, je suis né Haïtien. Sur mes soixante ans d’existence, j’ai vécu seulement un an en dehors d’Haïti. J’ai fait mes études de médecine en Haïti. J’ai passé toute ma vie professionnelle de médecin et toute ma vie d’homme d’affaires en Haïti : je ne connais qu’Haïti. Donc, je pourrais dire que je n’ai pas le choix. Pour répondre directement à la question, je suis inconfortable. Je crois que c’est un stéréotype quand on veut faire croire qu’au niveau du secteur privé, on s’en fout. Le secteur privé comme la population de Cité Soleil est la grande victime des hommes politiques qui se battent pour le pouvoir, quelle que soit la conséquence. Moi, j’appelle les hommes politiques haïtiens des bulldozers. C’est-à-dire des gens qui écrasent sans regarder les dommages collatéraux, parce qu’ils veulent avancer. Et à date, nous n’avons pas su faire comme le Chinois qui s’était mis en face du char sur la place de Tian’anmen. Le jour où cela pourra se faire, c’est le jour où l’on pourra détruire cette méfiance entre la bourgeoisie haïtienne et le secteur populaire haïtien. »
Pourtant M. Boulos, ces hommes politiques sont au pouvoir grâce aux élections financées par le secteur privé…
« Oui, mais nous en sommes toujours les victimes, parce que ce qu’on nous promet n’est pas ce qu’on obtient après. Quand j’entends parler un homme qui va aux élections, je rêve de ce qu’ils disent, parce qu’ils disent tout ce que j’ai envie d’entendre. Mais une fois au pouvoir, ce n’est pas ce qu’ils font. Ceci est vrai de 1991 jusqu’à aujourd’hui. Et je pourrais dire que le peuple est dans la même position que nous. Parce que, entre les promesses de campagne et ce qu’il obtient après, c’est le jour et la nuit. Nous sommes continuellement bernés. On parle toujours d’oligarchie pour représenter certains grands hommes du secteur privé. Mais la vraie oligarchie de ce pays, ce sont les hommes politiques. L’absence de structures politiques, de partis politiques sérieux organisés ne permet pas d’organiser la relève. »
Ne seriez-vous pas en train de dédouaner le secteur privé ?
« Il n’existe pas de secteur privé uni, comme on le pense. Je dis souvent que le secteur privé est divisé en trois groupes. Il y a le secteur privé du statu quo qui est très heureux quand les choses sont instables. Il y a le secteur privé nostalgique des monopoles qui a utilisé ces monopoles pour s’enrichir énormément. Et, il y a un groupe du secteur privé progressiste qui comprend que leurs enfants ne pourront pas vivre dans la paix dans ce pays si nous n’avons pas le vrai développement. Je vais vous donner une idée. Je vends 400 Daihatsu par année. L’année dernière 350. En République Dominicaine, ils en vendent 4000. Je rêve d’un jour où je pourrais en vendre autant. Un jour où nous aurons une classe moyenne, où chacun peut s’acheter une maison, une voiture.»
Au niveau du secteur privé vous disposez pourtant d’une arme redoutable qui est l’argent et vous avez aussi l’avantage de vous organiser à travers les associations de patrons. Vous arrive-t-il parfois de réfléchir une alternative au statu quo ?
« C’est là que vous faites erreur. L’argent ne peut pas gérer ce pays. Puisque nous sommes, sans l’avoir préparé, arrivés au régime « un homme, une voix ». L’argent ne peut pas faire bouger la masse. »
Pourtant les politiciens corrompus s’appuient bien sur l’argent…
« Jean Bertrand Aristide a été élu non pas parce qu’il avait de l’argent, mais parce qu’il a su charmer. Martelly a été élu non pas parce qu’il avait beaucoup d’argent. Ce sont des candidats qui ont commencé par très peu de moyens. Mais ils ont su parler. La masse a écouté, la masse a répondu. René Préval c’est le cas contraire. Ce n’est pas l’argent qui a fait élire Préval, c’est son mutisme avec l’idée qu’il allait faire revenir Jean Bertrand Aristide en Haïti. Donc, ce n’est pas l’argent qui fait les élections. C’est un choix avant tout émotionnel. Le peuple haïtien vote avec son cœur. Est-ce une mauvaise chose ? Je ne sais pas. Mais c’est une réalité. »
DATES CLÉS
1981 Diplôme en médecine à l’UEH
1982 Maîtrise à l’université de Tulane
1996 Début de carrière dans les affaires
2009 Coordonnateur du forum économique du secteur privé
2004-2006, 2008-2010 Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti
Vous parlez d’une frange progressiste au sein du secteur privé. Vous arrive-t-il parfois de penser à rassembler vos moyens pour appuyer un leadership progressiste en Haïti ?
« Oui. Je peux vous dire qu’on a tenté. On fait face souvent aux préjugés. Qu’on le veuille ou non, la question de couleur est réelle dans ce pays. Mon frère Rudolph Boulos a voulu s’impliquer dans la politique ; il a été bloqué à chaque occasion. L’oligarchie politique pense que c’est leur monopole de faire la politique. En 2005, j’ai appelé un président de parti politique, lui disant que j’étais prêt à intégrer le parti publiquement. Je voulais être vice-président chargé du développement du parti et j’irais chercher les moyens. Vous savez qu’elle a été sa réponse ? « Oh Reginald ! Veux-tu me ravir le parti ? » On ne veut pas qu’on s’implique dans la politique. »
Selon vous, quelle serait la meilleure formule politique appropriée à Haïti ?
« Ce qui doit être fait d’abord, c’est la mise en place des institutions politiques et économiques. Il faut restaurer l’autorité de l’État. Il faut mettre en place des programmes pour structurer les partis politiques. L’État doit être partie prenante dans la structuration des partis politiques et j’ai mes idées très claires là-dessus. »
Êtes-vous confortable aujourd’hui en tant qu’Haïtien ?
« Je ne suis pas confortable, je ne suis pas à l’aise. Je suis triste de voir que je fête, cette année, mes 60 ans dans ce pays, dans cette situation, cette pauvreté, cette saleté, ce manque de vision, de rêve. Vous savez c’est quoi le rêve haïtien aujourd’hui ? V.I.S.A, visa américain. C’est ça le rêve. »
Êtes-vous dans l’attentisme ou travaillez-vous sur quelque chose ?
« Je ne pourrai être jamais dans l’attentisme. »
Vous travaillez sur quoi actuellement ?
CHA-reginaldboulos-GHR-14-6-RET-sm« Je travaille à continuer sur les programmes sociaux. Avec d’autres amis du secteur privé, nous terminons la construction d’une école de 2000 enfants à Cité Soleil. Nous avons pu collecter des fonds, c’est un investissement d’un million de dollars. Je suis président du fonds de parrainage national. Nous ne faisons pas de bruit, mais nous parrainons entre 4 000 et 6 000 enfants chaque année pour aller à l’école. Ma participation est essentiellement sociale. J’ai été connu comme quelqu’un qui a débuté dans le social et qui probablement prendra sa retraite dans le social. Je pourrais même dire que les affaires, c’est une parenthèse dans ma vie. »
Avez-vous une préférence politique ?
« Je suis un homme de centre droit. Je suis pour un pays pro marché, avec des règles du jeu qui favorisent l’investissement national et étranger. Je suis en faveur de la Justice sociale. Une justice sociale qui exige, à ceux qui font des profits, de payer leurs taxes afin de permettre à l’état de réaliser les investissements qu’il faut au niveau de l’agriculture, du tourisme, de la santé et de l’éducation. Je crois ardemment que l’éducation à tous les niveaux est le pilier le plus important. Je crois que le pays a vraiment besoin d’une entente nationale vers un projet commun. »
Êtes-vous pour la libéralisation du marché ou une forme de protectionnisme ?
« Je suis pour la protection sélective et temporaire. Mais avant de dire que je suis pour un protectionnisme sélectif, je suis pour la compétitivité. Il faut rendre Haïti compétitif. Cependant, on ne peut pas être compétitif dans tous les domaines. Il faut qu’on se décide en quoi nous voulons être compétitifs. Et après avoir choisi, on peut faire un projet de 3, 4 ou 5 ans où l’on dit aux hommes d’affaires, nous allons vous donner cette protection, mais elle va être temporaire. Et vous avez cinq ans pour vous rendre compétitifs. »
« Moi, j’appelle les hommes politiques haïtiens des bulldozers. C’est-à-dire des gens qui écrasent sans regarder les dommages collatéraux, parce qu’ils veulent avancer. »
En 2014, il était bruit que vous étiez sur la liste des premiers ministres. Auriez-vous accepté le poste à l’époque ?
« Jamais ! Jamais ! J’ai été coordonnateur d’une commission qui avait recommandé, à l’époque, le départ du premier ministre Laurent Salvador Lamothe. Ce serait une absence complète d’éthique que de remplacer celui que vous aviez recommandé de faire partir. »
Donc vous n’avez pas d’ambition politique ?
« Je n’ai pas dit ça. Lorsque j’ai laissé Cité Soleil en 1996 pour entrer dans les affaires, je ne l’ai pas fait de gaîté de cœur parce que c’est la politique qui m’a chassé de Cité Soleil. Je ne pensais pas devenir homme d’affaires. Est-ce que je rêve d’être premier ministre ? Non. Je n’ai pas peur de la politique. Si j’avais peur de la politique, je me tairais comme la majorité de mes compatriotes. Or, je dis souvent des choses qui choquent, que les gens n’aiment pas. Mais un premier ministre, tel qu’il est prévu dans la Constitution, est un véritable chef de gouvernement qui nomme ses ministres. Or ce n’est pas la réalité dans ce pays. Le jour où j’aurais senti qu’on peut faire la différence en étant ministre, je n’hésiterais pas. Mais pas dans n’importe quelle condition. Pas parce que j’ai envie du poste. Pas pour l’honneur et encore moins pour l’argent. Seulement si l’on a une possibilité de servir et que cette possibilité vous donne les coudées franches pour faire les changements. Je n’accepterai jamais d’être premier ministre sous l’égide de cette Constitution. »
Peut-on s’attendre à voir Reginald Boulos candidat à un poste électif dans les années à venir ?
« Non. Pas à un poste électif ! Je ne suis pas candidat à la présidence, ni au sénat, ni à la députation. Par contre, si on devait faire une assemblée constituante, un conseil constitutionnel, ou créer un mouvement dans ce pays pour élaborer un plan de développement avec les composantes sociales, économiques et politiques du pays, je serais présent. »
Supportez-vous un candidat aux élections ?
« Non, parce que le jour où je voudrais supporter un candidat, je supporterai d’abord un parti politique. Aujourd’hui il n’y a que des candidats, il n’y a pas de parti politique. »
Monsieur Boulos, créer un parti politique n’est pas compliqué actuellement. Pourquoi vous ne créez pas un parti puisque vous voulez être un homme de parti ?
« Parce que la loi sur les partis politiques n’est pas assez restrictive. Les Etats-Unis qui ont 300 millions d’habitants ont deux grands partis politiques. Nous avons 10 millions d’habitants et 150 partis politiques. Un nouveau parti ne changerait rien. Ce qui manque au pays, ce sont les règles du jeu et leur application. Ce sont les institutions de contrôle et le rôle qu’elles doivent jouer dans la société. Aujourd’hui, les partis politiques font partie de la corruption d’Haïti comme une bonne partie des hommes d’affaires. Mais il y a beaucoup d’hommes politiques qui sont encore davantage dans la corruption, qui vivent de la contrebande ou de la drogue. »
Pensez-vous au niveau du secteur des affaires que vous assumez pleinement votre responsabilité d’élite ?
« Absolument pas. Maintenant il faudrait chercher les causes. Il y a un manque de conscientisation au niveau de cette élite économique. Même pour ceux qui veulent jouer un rôle, il y a de grandes barrières. Il y a la question de couleur de peau et aussi des barrières politiques. De plus en plus, on se résume à faire ce qu’on peut faire. On ne se bat pas assez. Et, malgré mon engagement, je peux dire que je ne me bats pas assez. Mais d’autres ne se battent pas du tout. »
Pourtant aux dernières élections, il y a eu des membres du secteur des affaires qui ont été candidats, mais bizarrement, qui n’ont pas été supportés par le secteur des affaires ?
« Ce n’est pas parce qu’on est membre du secteur privé qu’on doit être supporté. Il faut avoir une vision et du charisme. Ce n’est pas une affaire de classe. On ne s’impose pas comme candidat. On est désigné comme candidat. Hilary Clinton vient de se battre pendant dix mois pour être désigné comme candidat. Je ne peux pas décider d’être candidat. Si un jour il y a un mouvement, et ce mouvement choisit Reginald Boulos, ou bien que je décide de me battre pour devenir le candidat de cette plateforme, très bien. Mais on ne s’improvise pas candidat. »
Comment interprétez-vous les attaques armées faites sur les bâtiments du secteur des affaires récemment ?
« Intimidation. Ça relève de tout ce que je viens de dire. C’est-à-dire, si certains membres du secteur privé veulent lever la tête pour dire holà, on n’est plus d’accord, on nous intimide. »
Avez-vous une idée d’où peuvent provenir ces attaques ?
« Absolument pas. »
Et vous ne paniquez pas ?
« Je ne panique jamais. »
Et comment voyez-vous l’avenir du pays ?
« On doit se battre, vous, moi et tous les autres. On doit se battre jusqu’au dernier soupir. Mais il faut arrêter de regarder l’autre pour demander quand il va se battre. C’est ce que la presse haïtienne fait continuellement. Elle pointe du doigt, mais elle, qu’est-ce qu’elle a fait ? Aujourd’hui c’est l’une des presses les plus corrompues qui existe et elle pointe du doigt la corruption. Au lieu de s’auto accuser, pourquoi ne pas dire tous halte-là, allons voir comment on va travailler. Au lieu d’accuser les autres, comment je peux les inviter à travailler ensemble. C’est un rêve, mais je dis toujours qu’il faut rêver en couleur pour atterrir en noir et blanc. »
Donc, vous êtes préoccupé par l’avenir du pays ?
« Je suis très préoccupé. Je suis triste, mais je ne suis pas abattu. Mon courage pour me battre est toujours aussi fort qu’il l’était il y a dix, quinze, vingt ans. »
Interview réalisée par Ralph Thomassaint Josephe
Challenge News