mercredi 24 janvier 2018

« Qui sommes-nous? »

Un peuple c’est d’abord, un territoire, une population et un gouvernement. Á cela s’ajoute naturellement le principal facteur de son développement qui est sa culture au sens large du terme.

Dans la mesure où nous acceptons ce postulat, force est de nous demander si nous avons atteint, dans les faits, le statut de nation, sociologiquement parlant et loin de toute fiction juridique.

Inutile de remonter le cours de l’histoire que tout le monde connaît plus ou moins et essayons d’analyser certains phénomènes visibles à l’œil nu et qui se révèlent constants en dépit des moments et de certains contextes particuliers.

L’histoire est écrite par les vainqueurs dit le vieil adage, toutefois, après la geste de mil huit cent quatre, réalisée par nos vaillants ancêtres, après le Bois-Caïman, « Bwa Kay Imam » le combat de Vertières, la reddition des forces d’occupation, l’avons-nous écrite notre propre histoire? Sommes-nous parvenus à la dépouiller de ces mythes dont elle a toujours été maquillée? Tel devrait être le cas puisque nous étions les héroïques vainqueurs et fondateurs de la première république nègre du monde.

Nous avons dû payer en franc-or, la reconnaissance de notre indépendance acquise au prix du sang! Quand un président a osé exiger la restitution de ce paiement extorqué par la bouche des canons, mal lui en prit et aujourd’hui, un citoyen de la France noire, le sieur Louis-Georges Tin, décide d’intenter une poursuite judiciaire contre la Caisse des Dépôts et Consignations, espérant que justice sera rendue à qui justice est due.

Bossales et créoles égarés dans la mer caraïbéenne, christianisés pour les besoins de la production des denrées et déshumanisés par la force des choses, nous n’arrivons pas, deux cent treize ans après la rupture des chaînes aux pieds, à nous débarrasser de celles si bien enfouies dans nos caboches.

Paradoxe frappant, nos ancêtres ont juré de vivre libre ou de mourir et petit à petit, nous semblons dire : plutôt la dépendance que la prise en charge de notre propre destin, qui se traduit dans notre vernaculaire par « Pitô nou lèd nou là »!

Craignant de nous retrouver isolés du reste du monde, nous avions décidé de conserver la langue et la religion de l’oppresseur. Nous nous sommes tellement imprégnés de sa science et de sa culture des lumières qu’aujourd’hui, en dépit des sérieuses mises en garde de nos griots tels qu’Anténor Firmin, Jean-Price Mars, Kléber G. Jacob, Frantz Fanon, Cheikh Anta Duiop pour ne citer que ceux-là, nous sommes tout, sauf d'authentiques Haïtiens fiers de leurs racines identitaires.

Nous avons, pour notre malheur, confondu scolarisation avec éducation, privilégiant toutes les valeurs culturelles importées au détriment des nôtres. Le maître nous a dit que notre religion venue avec nous des pays d’Afrique était porteuse de malédictions et qu’il fallait les éradiquer. Sans la moindre réflexion, têtes baissées comme des moutons de Panurge, nos sœurs et frères, les plus « éduqués » évidemment, se sont acharnés à diaboliser les mambos et les hougans. Le catholicisme, oui, le protestantisme, bien sûr, l’islam pourquoi pas, mais le vaudou, jamais s’exclament encore nos soi-disant élites, avec la même naïveté et la même candeur que durant les années quarante, lors de la grande « campagne des rejetés » que Jacques Roumain et d’autres ont combattu du bec et des ongles. Ils sont combien parmi nos fiers compatriotes qui croient encore que leur langue maternelle n’est autre que le français. Négatifs et réducteurs face à toute idée novatrice d’un des nôtres mais toujours prêts à gober les projets-bidons de n’importe quel petit « bwana » de passage. L’odeur du papier-vert et la soumission instinctuelle ne ratent pas leur petit effet. Nous continuons hélas dans la même veine, convaincus que la posture de la main tendue et de l’échine bien courbée demeure l’unique voie de salut.

Rions-en un peu pour ne pas en pleurer : Ne vous est-il jamais arrivé de vous adresser en créole à un congénère et de vous faire foudroyer d’un regard très sévère, suivi d’une réponse plutôt brève, mais pardon, dans la langue de Voltaire?

Nous comptons une kyrielle de docteurs en sciences économiques et nous attendons encore une théorie de l’économie haïtienne, une ribambelle de docteurs en droit et toujours pas un droit vraiment haïtien en adéquation avec notre réalité culturelle, sociale et économique, des docteurs en sociologie, il y en a bien quelques uns, mais qu’en est-il de la sociologie haïtienne? De la recherche, c’est très bien mais pour les autres, nous pouvons nous en passer, semblent nous dire les titans de l’intellectualité haïtienne, puisqu’à moins de nous tromper, il n’y a que l’Amicale des Juristes qui en fasse avec des moyens très limités d’ailleurs. Par contre, dans le monde des arts, la musique, la danse et la peinture; dans celui des belles lettres, le théâtre, le roman et la poésie, nous faisons bonne figure. Franck Étiennes, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis ont fait leur entrée dans le Petit Larousse.

Premières victimes du féodalisme qui s’appelle aujourd’hui, capitalisme néolibéral, nos économistes, véritables bouffons qui s’ignorent, s’évertuent à se constituer en prolongement du maître afin de pérenniser le système qui ne peut que nous maintenir dans notre statut de dépendance au triple point de vue politique, social et économique. Les religions, instruments de domination par excellence, recrutent allègrement afin de perpétuer leur savant lavage de cerveau au sein des victimes elles-mêmes.

Combien de fois avons-nous sollicité l’ingérence étrangère, sinon l’occupation pure et simple? Certains historiens rapportent que le président Franklin Delanoë Roosevelt aurait affirmé ou écrit que pour régner sur ce petit pays nègre, il fallait faire en sorte que les sans souliers fussent toujours en guerre contre les bien chaussés. Nos diplômés le savent tous et comment non? Hélas, dans leurs comportements quotidiens, sur le terroir comme en terre étrangère, ils pratiquent ce que nos analphabètes appellent dans notre succulent vernaculaire le « chen mangé chen ».

Il y a de quoi se perdre en conjectures de toutes sortes car, notre parcours, de l’indépendance à nos jours laisse perplexes et confus tous ceux qui cherchent à discerner les causes lointaines ou immédiates d’une telle situation de fait difficilement descriptible.

Et avec l’exode massif à partir des années soixante, exil politique, exil économique, l’identité haïtienne en a pris pour son rhume, quant au sentiment d’appartenance à la patrie commune, il est relégué aux vestiges du passé, ce qui n’augure rien de bien bon pour le futur prévisible.

Si nous avions tant soit peu conscience de notre haïtianité et du retard que nous accusons par rapport au monde moderne, nous serions tous animés de ce même élan de solidarité, les uns envers les autres, ramant dans la même direction avec pour unique objectif, le sauvetage national.

Hélas, et le constat est bel et bien fait, nombreux sont nos compatriotes apatrides trop heureux de s’acoquiner avec l’étranger, qui profitent sans vergogne, de cette nouvelle industrie, celle de la misère de nos sœurs et frères.

Nous réclamons à corps et à cri l’avènement d’un État de droit dans un pays où en chaque ressortissant il y a un « makoute » qui sommeille.

Nos technocrates bardés de diplômes, pouvant entretenir un auditoire sélect pendant des heures à disserter de long en large des sujets de leurs savantes études, sont incapables d’utiliser ces connaissances pointues afin d’appréhender le réel haïtien dans sa spécificité propre, et essayer d’innover c'est-à-dire, adapter ces formules qui font recette en terre étrangère, à notre dimension de petit pays du quart monde appauvri et corrompu.

Qu’on ne se méprenne point, notre propos n’a rien à voir avec une quelconque « campagne de rejetés » contre la formation ou la « diplomation ». Ce que nous appelons de tous nos vœux, c’est certes la fin des mythes, de ce bluff contre productif et une réforme de la formation à l’instar de ce que préconisent le philosophe Edgard Morin et le professeur André Marcotte à travers le Mouvement Humanisation initié depuis trois ans déjà, afin que les futurs diplômés ne soient plus des robots mais des femmes et des hommes avec ouverture d’esprit et une vision certaine de ce que devrait être la vie des humains, en quête d’épanouissement et du vrai bonheur.

Nous assistons impuissants au déclin de nos valeurs d’antan et ce nivellement par le bas s’est déjà révélé aussi catastrophique que le tremblement de terre du douze janvier deux mille dix.

Avant de rêver il faut savoir, nous dit Jean Rostand. Il ne suffit donc pas d’expliquer et de dénoncer les choses, il faut pouvoir les changer, n’empêche que se taire et continuer de se taire, c’est cautionner sinon encourager la débâcle.

Créer c’est résister, résister c’est créer disait Stéphane Hessel.

Nous demeurons convaincu que tout n’est pas encore perdu, mais qu’une remise en question s’impose quant à notre mode de penser et d’agir et qu’il est donc plus que temps de nous demander : Qui sommes nous et où allons nous?

Me Serge H. Moïse av.

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